/ par Hélène MATTE
« Je suis ma propre et unique prière »
Qui l’eut cru? L’existence d’une créature hybride, mélange entre les poètes Denis Vanier et Saint-Denis Garneau, a été prouvée. Elle nous est apparue sous le nom d’Edmé Étienne sur les planches noires du bar L’Agitée lors de nombreuses soirées de poésies. Avec son gilet aux manches coupées arborant l’effigie du groupe CRASS, ses bretelles, ses bottes et ses tattoos; cet énergumène est punk pas à peu près, du fond du cœur, jusqu’au bout de son mohawk à double tranchant. Outre l’excentricité du jeune homme, c’est sa poésie qui frappe. Le voilà jambes écartées, pieds rythmant la cadence, secouant sa tête comme pour en vider le fiel, un fiel amoureux qu’il scande avec ferveur. Sa fougue emporte le public : nous voici aussi enthousiastes que stupéfaits. « Et tu te découvriras neuf, enculé par la femme que tu aimes, proprement et au sens propre, dedans ton anus vierge que tu ouvriras […]1 ». Un punk fou d’amour nous parle de cul, soit. Mais, se peut-il? Ce punk est un fou de Dieu, même un fou furieux de « Dieu ». Il parle sexe comme de sa foi. Athée ou pas, le public apprécie et en redemande. Edmé Étienne a la parole persistante et la présence pleine. Il a le sens de la performance.
Malgré sa dévotion turbulente, Edmé Étienne n’a rien à voir avec les prêcheurs baptistes de style américain. Il ne cherche pas à convaincre les ouailles d’adhérer à ses valeurs et à monnayer ses convictions. Profondément anarchiste, il voue sa foi à l’individualisme libertaire et se noue à l’anticapitalisme. Son credo n’est pas celui de l’obéissance puisqu’il méprise toute institution hiérarchique, en particulier l’Église et le pape. Anti-prosélytisme, anti-autoritaire et anticlérical, il est épris de liberté et c’est celle-ci qu’il défend à travers son écriture : « Voilà donc que tu découvres qu’aucun suicide n’est libre, Je. » Sa verve passionnée défie aussi les lois de la langue, de la raison et des émotions convenues. Il partage l’angoisse et l’euphorie. À la jonction du profane et du sacré, entre douceur et violence, candeur et perspicacité; il chambarde les temps de verbe et le sujet, il transpose masculin et féminin. « Sans demain et hier/ et sans nul « ni » ou « ou »/ Te voilà. Je-tu. » Paradoxalement, c’est au sein de l’intériorité qu’il explore l’altérité et c’est l’intimité qu’il exhibe et affirme. C’est finalement une conscience aiguë d’exister dans la douleur comme dans la joie qu’Edmé Étienne semble exprimer. Il écrit encore : « Tu prieras/ De d’dans ton ignorance la plus brute et vieille/ Tu prieras/ en ne brisant pas l’enfance que tu es/ Tu briseras/ en étant l’homme qu’il t’arriva de briser. »
Or, Edmé Étienne n’écrit pas seule-ment sa rage de vivre, il la dit. Sa poésie n’est pas celle des mots seuls. Elle est un mode de vie. Incarnée sur scène, elle est expérience. Elle est viscérale et extatique. Elle passe par le corps.
« Tu t’enculeras en tant qu’homme de crime en ayant la force et la volonté du pardon jusqu’à n’être rien que toi. » Avec Edmé Étienne, la poésie fait événement. En 2008 il organisait mensuellement des soirées de lecture à la Librairie Saint-Jean-Baptiste et prenait part couramment aux scènes libres et aux compétitions de Slam, en plus de réaliser ses propres récitals. Après L’ANAR-CHRIST qui a donné lieu à un DVD du même nom, le poète créait Drum’n fuck ton cœur bebé et présentait une lecture complète de Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud1. Cependant en 2009, après cette présence fulgurante, Étienne se retirait de la scène poétique de Québec. Renonçant à publier l’opuscule attendu, L’Estie de crise de paix, il préférait vraisemblablement la vivre cette « crise de paix» en déménageant, coup de foudre au cœur, dans un village du Saguenay.
En vérité (!), ce marginal au charisme percutant est un phénomène. Il porte la profondeur romantique de l’existentialisme chrétien, tout en ayant l’attrait spectaculaire des personnages de cirque. « Jésus-Christ, ne te scandalise pas de ma souffrance; elle me scandalise assez moi-même. » Disais-tu. Néanmoins, oublions Kierkegaard ou les femmes-à-barbe : la poésie d’Edmé Étienne est une prière actuelle, généreuse et libératrice qui fait du bien à entendre. Peu importe nos allégeances, elle nous embrase d’un amour féroce. « Tu diras le verbe et le verbe sera aimer. » Espérons qu’il ressuscite sur les planches de Québec un jour prochain.
1 Tous les extraits cités sont issus du poème Je. ou La joie qui échappe même à l’anarchie
2 Ces récitals ont tous eu lieu à la coopérative de solidarité L’Agitée